Madeleine musicale

Ils venaient d’arriver en vacances. Comme chaque année, il avait fallu ouvrir tous les volets de la vieille maison familiale, aérer pour chasser cette odeur de renfermé si particulière, pas forcément agréable sur le coup et pourtant si familière et si rassurante… cela voulait dire qu’on était bien arrivé. Et puis, évaluer la longueur de l’herbe qu’il faudrait tondre à un moment ou un autre, remettre en marche l’eau, l’électricité, et monter les valises. Rafraichir les chambres et mettre des draps propres.

Il y avait toujours beaucoup à faire, et il était ravi de ce rituel d’arrivée, à l’issue duquel il  s’installait sur la terrasse et respirait d’une manière nouvelle. Avec des gestes minutieux, il reproduisait ce que faisaient ses parents avec lui, plus de trente ans auparavant. Parfois hésitant, il appelait son père pour vérifier qu’il avait bien fait.

Il avait presque la quarantaine, un profil encore juvénile, de jolies rides de sourire au coin des yeux, un charme à la fois mûr et enfantin, des yeux bleus où l’on lisait toute la bonté et aussi toute la gravité du monde.

Enfant, il avait passé des vacances mémorables dans cette calme maison de la campagne morbihannaise, où pendant que les adultes savouraient un moment salvateur de respiration, loin de la ville, il partait, déchaîné, sur son vélo, accompagné de son cousin. Les deux garçons défiaient le vent, les virages et les montées pour des périples de plusieurs heures. 

Pour l’heure, c’était maintenant sa fille à lui qui gambadait dans la maison, ses boucles folles sautillant au rythme de ses bonds maladroits.
Elle touchait à tout, y compris aux objets fragiles, mais était désormais en âge de comprendre que pour certains, il fallait les reposer, les « toucher avec les yeux » comme disent souvent les parents.

Pendant qu’il était en bas, à déblayer la terrasse, sa petite fille et sa femme montèrent à l’étage. Sa femme tenait à ce que tous les vêtements soient sortis rapidement des valises et rangés dans l’armoire, sous peine de les voir dispersés et chiffonnés deux jours plus tard. A chacun son petit rituel d’arrivée, effectué avec calme et lenteur, comme pour bien marquer le début des vacances.

Alors qu’elle rangeait consciencieusement les vêtements, elle ouvrit à tout hasard le tiroir d’une petite commode, espérant y trouver de la place. Un objet attira immédiatement son attention. Une petite boîte à musique d’un autre temps, qu’elle n’avait jamais vue mais qu’elle connaissait bien. Elle appela sa fille avec empressement  : « Viens me voir ! » Puis, lui confiant l’objet :  « Va donner ca à papa. C’était à lui quand il était petit… Fais bien attention, il y tient beaucoup. »

Investie de cette mission de confiance, l’enfant emprunta une mine solennelle dans laquelle on devinait pourtant de l’impatience et de la curiosité. Elle alla apporter l’objet à son père.  

Et tout à coup, il l’eut dans les mains. Et il eut le vertige. Cette petite boîte à musique toute simple, un peu usée, ce petit objet inoffensif, lui réchauffa la main comme on réchauffe quelqu’un en le prenant dans ses bras. Cet objet inoffensif, peut-être insignifiant pour certains, le renvoya presque trente-cinq ans en arrière, alors qu’il était enfant. A chaque fois qu’il allait chez ses grands-parents, il se précipitait dans la chambre pour s’emparer de cette petite boîte à musique et la faire fonctionner. C’était son rituel et adulte, il l’évoquait encore avec tendresse en déplorant la disparition de cette petite boîte qu’il n’avait pas vue depuis tant d’années. Elle avait finalement quitté l’appartement des grands-parents pour atterrir elle aussi à la campagne, dans cette commode dont personne ne semblait se servir.

Il tourna le petit mécanisme et quand les premières notes se mirent à jouer, il sentit ses yeux s’embuer. C’était comme un trop plein d’enfance, un magnifique sentiment d’amour qui l’envahissait. C’était la tendresse de ses grands-parents qui entrait par son coeur et tentait de ressortir par ses yeux discrètement mouillés. Chaque note de musique était un souvenir de cette belle enfance, de tous les moments passés avec des grands-parents aimants et patients, qui fermaient les yeux sur certaines bêtises tout en transmettant des valeurs immuables et solides.

Alors lui, l’homme de presque quarante ans, le papa, l’adulte, celui sur qui reposaient tant de choses au sein du foyer, redevint enfant l’espace d’un instant.

Adieu les soucis de tous les jours et les sourcils froncés, adieu la fatigue des kilomètres parcourus, adieu feuille d’impôt et horaires… Bonjour  le vent dans le dos qui ébouriffe les cheveux à vélo, les goûters pantagruéliques improvisés à pas d’heure sans se faire gronder,  bonjour les éclats de rire, les bêtises et les rêves… 

Et alors que la musique ralentissait et que sa fille le regardait d’un air interrogateur, il lui sourit, posa délicatement son enfance sur la table et entraîna la petite pour une partie de ballon dans le jardin. Il venait de se faire le serment intérieur de redevenir un enfant, à chaque fois qu’il le pourrait. Bien plus longtemps que l’espace d’un instant. 

12 réflexions au sujet de « Madeleine musicale »

    1. Merci Emilie ! C’est vraiment gentil. Maintenant il faut que je m’entraîne sur des formats plus longs alors 😉 En attendant, ravie que ces rêveries vous transportent. À très vite et bises à vous 4 !

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  1. Très émouvant
    En te lisant je le revoyais si nostalgique et ému avec la boîte à musique dans les mains le jour si triste où nous avons Déménagé l’appartement des grands parents
    J’ai su ce jour là que cette boîte à musique suivrait le carton à souvenirs
    Fouillons fouillons tiroirs placards
    Danie

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