Parfums de femmes

Des femmes. Des grandes, des petites, des flamboyantes, des discrètes, des coquettes, des perplexes, des extraverties, des timides, des rieuses, des joyeuses, des distraites, des préoccupées, des rêveuses, des fatiguées, des sportives, des stressées, des courageuses, des résignées, des révoltées, des indépendantes, des indécises, des battantes, des solitaires…

Ce soir-là, dans un multiplex de banlieue, elles assistent toutes à l’avant-première de ce qu’on appelle un « film de filles ». C’est soirée étiquetée « fille » elle aussi, avec des produits de beauté, du garçon musclé à moitié dénudé et autres animations grivoises et fun. Des partenaires commerciaux. Des cadeaux à gagner. Du champagne. Une ambiance que l’on veut faire monter crescendo, avec en point d’orgue la projection du film, en deuxième partie de soirée, pour que toutes ces femmes passent un moment inoubliable.

C’est une soirée cinéma, juste une soirée cinéma. Mais si l’on regarde vraiment, le film commence dès la file d’attente.

Pour assister à cette soirée, Lucile a fait comme d’habitude lorsqu’elle sort le vendredi soir. Elle s’est douchée, parfumée, maquillée, habillée, comme si elle avait rendez-vous avec l’amour de sa vie. Et en quelque sorte c’est le cas : elle retrouve sa bande de copines. Lucile est splendide, elle rayonne, elle savoure ce moment tout en légèreté et en éclats de rire avec ses amies. La semaine prochaine, elles iront toutes au bowling et la suivante, probablement au restaurant. Et puis celle d’après, elles resteront au chaud chez l’une d’entre elles, et ce sera bien, juste parce qu’elles seront ensemble. Et parce que ce moment si important arrivera à point, pour les consoler de leur dure semaine, ou simplement pour la terminer en beauté. Juste ensemble, dans le cocon de copines qui sent le parfum, les pâtes au fromage et un peu la cigarette de certaines. Doux instant qui incite à la confidence et multiplie le réconfort par cinq. Dans la file d’attente qui mène au film, Lucile attrape tendrement le bras de l’une de ses copines au détour d’une petite blague que fait l’une d’entre elles. Elle pose la tête sur son épaule. Le temps s’arrête, c’est un petit moment de grâce, sur un nuage d’amitié.

Quelques mètres plus loin, Edith attend aussi. Elle attend ce moment depuis des semaines. Elle aussi est jolie, elle aussi a voulu se mettre un peu en valeur et a passé du temps à choisir sa tenue. Elle est un peu nerveuse. Elle devait venir avec une collègue, mais la collègue ne vient pas… Elles travaillent toutes les deux dans un centre d’appels où le rythme ne leur laisse que peu de temps pour échanger et discuter. Surtout depuis que les pauses sont chronométrées et qu’elles doivent justifier chaque seconde non passée au téléphone en appuyant sur un clavier : un bouton pour la pause pipi, un bouton pour dire qu’on va à la photocopieuse. Un autre bouton de pause « non justifiée », juste pour souffler un peu, celui de la vraie pause, mais qu’il est mal vu d’utiliser. Au milieu de cette absurdité, parfois les regards glissent au-delà des écrans et se croisent. Celui d’Edith a croisé celui de Sonia il y a quelques mois, et depuis elle sont devenues amies. En tout cas, elles essaient. Terriblement timides toutes les deux, elles ont échangé quelques mots et miracle, ont même déjà réussi à prendre une petite pause en même temps. Elles se sont reconnues, deux vraies timides, puis ont aussitôt éprouvé l’une pour l’autre une sympathie mêlée de compassion. Et ensemble, elles sont devenues plus bavardes.

Un soir, en partant, Edith a proposé le ciné « de filles », le ciné « pas sérieux », la soirée marrante, et Sonia a accepté. Mais Sonia n’est pas là. Edith s’inquiète, elle n’arrivera pas à affronter la salle toute seule, cette salle gigantesque, toutes ces femmes un peu plus bavardes et rieuses que d’habitude. Et où va-t-elle bien pouvoir s’asseoir ? A côté de qui ? Edith ne sait pas comment faire, elle ne connaît pas ces soirées-là. Elle ne sait pas ce que c’est, elle a juste essayé d’être une fille qui sort avec ses copines, qui vit en dehors de son bureau et de son appartement. Pour l’instant, elle arrive à peine à sortir de chez elle. Avec Sonia, elle pensait qu’elle réussirait à créer ce lien d’amitié qui rend plus forte et qui permet, à deux, d’affronter l’extérieur. Un peu déçue et anxieuse, elle se sent tout à coup  ridicule, un peu à côté de la plaque et trop apprêtée : c’est sûr, les filles les plus jeunes de la file d’attente vont penser qu’elle joue sa vie ce soir, qu’elle est pathétique. La vieille qui mise tout sur le champagne gratuit et le chippendale du coin pour avoir l’impression de s’encanailler.

Alors que pas du tout. Elle se moque bien de tout ça, elle voulait juste faire comme tout le monde, sortir entre filles et éclater de rire. C’est beau une femme qui éclate de rire. C’est un peu cliché dans l’esprit d’Edith : c’est forcément la tête renversée et les cheveux qui dansent en arrière. De longs cheveux. Edith sait que c’est cliché, mais elle aimerait être l’une de ces femmes qui rient avec la tête renversée et les cheveux qui flottent un peu. Elle se sent de plus en plus mal à l’aise mais sans trop savoir comment échapper à tout ça. Sortir de la file, renoncer, partir ? Qui va la remarquer après tout ?

Et puis, Sonia arrive. Un peu essoufflée, confuse mais avec un grand sourire. Elle lui fait un petit signe de la main. Elle est désolée, il y avait des embouteillages et elle a failli louper la séance. Edith se sent instantanément mieux. Son amie est là, son alliée. Celle qui fait que le travail est moins dur, que la pause syndicale devient un vrai moment de décompression. Celle qui lui donne la force de croire encore que de jolies choses peuvent arriver. Édith est heureuse. Ce soir, pour la première fois de sa vie depuis cinq ans, elle sort un vendredi soir avec une copine, une vraie copine, qui est sincèrement contente de la voir. Et d’un coup, elle se sent plus sûre d’elle. La soirée peut commencer.

La file d’attente gigote, on commence à s’impatienter gentiment.

Vers la fin de la file, il y a Rose. Rose est arrivée un peu au dernier moment car elle a donné la dernière tétée à sa petite fille avant de la laisser à son père. Elle est partie juste après, avec le sentiment bizarre de courir à reculons. Courir vers cette sortie salvatrice tout en ayant les pieds ancrés au sol de la chambre de sa fille, sans pouvoir bouger. Ça fait trois mois qu’elle a accouché et c’est la première fois qu’elle laisse son bébé. Elle porte un soutien-gorge d’allaitement mais par-dessus, et pour la première fois depuis trois mois, un haut qui ne s’ouvre pas devant. Un vrai haut, l’un de ceux qu’elle portait avant l’arrivée de sa petite. Elégant, pas pratique, soyeux, fragile et même un peu chic.

Rose sursaute toutes les cinq minutes car elle croit entendre des pleurs de bébé, mais non, il n’y a que des adultes ici. Elle est un peu perdue, elle a les mains, les bras, les coudes et la poitrine libres, elle est un peu fatiguée. A un moment, une pensée secrète lui traverse l’esprit, celle de dormir pendant le film.

Avant le film, elle ne boira pas de champagne, mais ira en chercher pour ses copines, juste pour le plaisir de discuter avec des adultes, le temps de commander un verre. Elle ira voir les stands et aura sans doute un peu le tournis, trop de visages, trop de musique forte. Elle est tout de même impatiente que la soirée commence.

Comme sa fille lui manque, elle regarde discrètement dans son téléphone la photo des petits doigts encore un peu ridés, des cuisses qui commencent à être dodues et des petits trous sur les mains. Mais elle se sent bien, heureuse et à sa place. Elle pense sans cesse à son bébé, tout en n’y pensant pas vraiment. Elle va passer une soirée rien que pour elle, avec sa soeur. Dans son joli haut élégant et pas pratique. Ce soir en rentrant, elle ira observer le tout petit être endormi, sa chair, son petit bout de biscuit à elle, puis se couchera heureuse et apaisée d’avoir passé une bonne soirée. Et d’avoir enfin retrouvé son bébé parfumé au pain d’épices et au lait.

Un vigile fait un grand signe et l’attente est officiellement terminée : la foule de femmes entre dans la salle de cinéma et le hall devient silencieux et vide.

Mais ce soir-là, le film le plus touchant était bel et bien dans la file d’attente. Tous ces visages féminins croisés, observés longuement ou devinés derrière une mèche de cheveux ou un col de manteau. Ces visages qui ont chacun leur histoire.

Leurs chuchotements et éclats de voix résonnent encore dans ce hall vide. Des parfums flottent encore. Il y a celles qui sont venues à reculons pour faire plaisir à leurs copines. Celles qui en avaient terriblement besoin. Celle qui y est allée pour encourager sa cousine qui tient le stand de lingerie, celle qui se fiche des animations mais qui voulait voir le film avant la date, celles qui ne sont venues que pour les animations et pour passer un moment entre filles, car c’est bien plus rigolo et ça fera des trucs à raconter au bureau lundi.

Toutes touchantes, toutes sans nul doute flamboyantes.

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